L'écran grésille dans la pièce sombre, se reflétant dans les yeux humides qui l'observent. Des flash bleus, verts, blancs, baignant la pièce d'ombres dansantes au gré des images et jeux de luminosité. Il n'y a pas un bruit, pas un mouvement, juste des images qui virevoltent, fenêtre vers un passé révolu. Le souvenir pixelisé de deux adolescents qui s'extasient devant la beauté de la nature d'un paysage en Chine, à courir partout sous le regard affolé d'une mère qui leur ordonne de rester à proximité en voulant les suivre. Puis le plan suivant, les deux adolescents sont assis autour d'une table à lire pour l'un, gratter une guitare pour l'autre. Ils relèvent la tête au son d'un voix que nul n'entend, le son coupé, et un sourire illumine leurs visages. Ils se regardent, éclatent de rire, regardent la caméra à nouveau ; le bruit distinct d'un reniflement se fait entendre. Dans la pénombre de la pièce, un mouvement s'esquisse ; un clic arrête l'image, figé sur les deux visages riant des adolescents. Le bras du spectateur retombe mollement, privé de toute énergie et volonté. Le regard fixé sur l'écran se perd dans un monde de souvenirs douloureux alors que sa mémoire assaille son coeur déjà faible. L'un des deux visage ne sourira plus. L'un des deux visage à jamais figé dans l'indifférence. L'un des deux visages a périt dans les enfers d'une erreur stupide de deux jumeaux imprudents, trop arrogants pour connaître leurs limites. Il s'en souvient, lui, comme si c'était hier. Il en fait des cauchemars la nuit, ne pouvant dormir que lorsque la lumière du jour le baigne de sa réconfortante chaleur. Il s'en souvient si bien de cette virée entre frères pour célébrer la rupture d'une relation toxique du futur astronaute. Il se rappelle les bouteilles de soju à la main, à déambuler dans les rues, rires tonitruants et chants moqueurs beuglés comme des cris de victoire. Ils se chamaillaient, riaient, se poussaient mutuellement, titubaient, inattentifs et inconscients de leur environnement. Une voiture était si vite arrivée.
Les yeux humides se baissent de l'écran pour se cacher sous des paupières alourdies par la honte.

Ce jour là, ce n'était pas un fils qu'ils avaient perdu, mais deux. Ils le savaient ; car l'un sans l'autre n'était pas une vie qu'ils avaient ne serait-ce qu'un jour imaginé possible et l'absence brutale du plus extraverti d'entre eux avait causé un déséquilibre profond dans leur foyer. Des pleurs discrets, gémissements silencieux, sanglots étouffés dans les bras d'un époux tout aussi anéanti par la perte de leur enfant ; de voir leur deuxième s'auto-détruire à petit feu sans que rien ne puisse le faire changer. Médicaments, sessions avec psychologues, internement en centre d'aide psychiatrique, travail forcé, isolement. Ils avaient tout essayé mais rien y faisait. Le survivant des jumeaux semblait être atrophié du bonheur, à ne plus être capable de se projeter dans quoique ce soit. Les choses si simples qui le faisaient sourire avant n'étaient plus que des lames aiguisée qui venaient davantage saigner son âme à l'agonie. Les questions se multipliaient pour eux, parents désemparés. Fatigue physique et psychologique, perte d'appétit, dispute de couple, crises de larmes, incompréhension, inquiétude et tout un torrent d'émotions confuses et paniquées prenaient régulièrement une invitation spontanée dans les murs de leur demeure. Tout leur équilibre était ruiné et leur bonheur s'était enfui. Ils firent un choix, un sacrifice, un dernier espoir. Une confrontation qui, ils l'espéraient, leur permettrait de comprendre le traumatisme exact de leur dernier enfant pour pouvoir l'aider à sortir des abysses. Il était tout ce qu'il leur restait. Peu importait les disputes, la rancune de leur enfant à leur égard, la colère et l'injustice qu'il pensait subir ; dans le fond, ce qu'ils voulaient, c'était lui. Juste lui.

Yeux de partout, araignées vicieuses et prédatrices ; c'est comme ça qu'il les voit, ces voyeurs de bas étages. Il ne veut pas leur offrir satisfaction, il ne veut pas leur offrir le spectacle de sa vie, de son désespoir ; malgré lui, il le fait quand même. Son inactivité visible par caméra, sa dépression, son isolement, son mal être. Le monde en est témoin et c'est la confusion et la peur qui viennent le prendre aux tripes à chaque respiration qu'il fait. Est-ce que c'est le souvenir qu'il va laisser au monde ? Est-ce qu'il ne devrait pas avoir honte ? Oui il a honte. Il a terriblement honte de ce qu'il est, de ce qu'il fait, mais ne sait pas comment s'en sortir. Pris dans une spirale infernale, pieds et points liés, aveugle de la route à prendre, il ne bouge pas et attend qu'on vienne lui prendre la main pour le guider. Il ne veut pas qu'on l'approche si c'est pour le faire se sentir horrible. Il ne veut pas s'occuper des problèmes des autres. Il ne veut pas qu'on le prenne par les sentiments. Il n'a pas envie qu'on soit gentil ni sympa avec lui. Il ne le mérite pas. Il ne mérite rien de bon. Parce que lui, il le sait. Il se souvient.
C'est lui qui l'a poussé en rigolant sans faire attention.